La fourrure change de peau : après Casablanca, Yves Salomon ouvre à New York
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LE MONDE, par Julien Neuville
Installé dans cette joliment nommée cité Paradis du 10e arrondissement de Paris, Yves Salomon est depuis toujours une maison de poids, presque centenaire, le leader de la fourrure française, fabricant pour les plus grandes maisons. Mais lorsqu’il déambule dans les rues adjacentes, lieux de vie historiques des fourreurs de la capitale, et qu’il voit les autres boutiques baisser le rideau les unes après les autres, Thomas Salomon, fils d’Yves et représentant de la quatrième génération de fourreurs de la famille, réalise que personne n’est à l’abri.

« Il y a sept ans environ, j’ai dit à mon père que si l’on restait purement fourreurs, on allait disparaître sous trois ans. Je lui ai dit aussi que le seul moyen d’exister aujourd’hui passait par le développement de collections “mode” et l’ouverture de nos propres boutiques », se rappelle le trentenaire. Il a été écouté. Le virage a été pris, avec un talent certain. La semaine dernière, Yves Salomon a inauguré sa première boutique à New York sur la très chic et coûteuse Madison Avenue, quelques jours après l’ouverture d’un point de vente à Casablanca, au Maroc.
Une évolution en douceur
Dans un autre style, mais avec la même impérieuse envie de changer, la nouvelle génération aux manettes de Sprung Frères a entrepris son chantier de rénovation. Les bureaux du cinquième étage de ce bizarre regroupement d’immeubles pseudo-modernes, toujours dans le 10e arrondissement, ne reflètent pas (encore) le réveil. Il y a un temps pour tout. Dans le couloir s’entassent d’imposants manteaux de fourrure, face à une vitrine dans laquelle des photographies en noir et blanc abîmées par le temps montrent des jeunes femmes posant langoureusement en vison et cuissardes.
Le changement se fait doucement, peut-être pour ne pas froisser les anciens. « Nous entamons actuellement un travail de réorganisation qui va de pair avec l’évolution des attentes de nos clientes », expliquent Nathan et Francine Sprung, entourés des dernières collections tout en teintes pastel et poils rasés.
La transition est délicate pour ces deux grands noms de la fourrure qui veulent continuer à miser sur un savoir-faire ancestral mais proposer des produits modernes et excitants. « D’une certaine façon, la fourrure traditionnelle n’a plus de place aujourd’hui, assure Thomas Salomon. Les clientes ne veulent plus ces longs manteaux massifs et clinquants, à l’exception de certaines étrangères fortunées. Les femmes veulent un manteau qui tienne chaud, qui soit tendance et luxueux. Avant, un manteau de fourrure était chaud, peut-être luxe, mais pas du tout “mode”. Les gens considéraient ça comme une matière, un investissement, un produit statutaire au même titre qu’une voiture ou un diamant. Rester sur l’idée de la fourrure comme une valeur utilitaire, c’est accélérer son déclin. »
Du fait de leur prix élevé, les manteaux de fourrure étaient, jadis, achetés une à deux fois par décennie. Leur coupe et leur style devaient être pérennes, ce qui empêchait toute audace créative qui les aurait trop vite démodés. Aujourd’hui, l’ambition de Thomas Salomon est de créer une « fourrure pour une saison, une fourrure qu’on peut changer ».
Francine Sprung ne le contredit pas mais tient à exprimer son « opinion de femme », dans un métier dominé par les hommes : « Autrefois, la première fourrure était offerte par le père, puis par le mari, et, ensuite pourquoi pas, par l’amant. L’achat de ces manteaux était soumis au regard et à l’avis de l’homme, qui voulait quelque chose de glamour, de luxueux, de flatteur pour lui socialement. Aujourd’hui, les femmes achètent pour elles, elles travaillent, ont des enfants et veulent un manteau plus simple, flexible et pas bling-bling. »
L’idée est donc de défendre un prêt-à-porter saisonnier plutôt que des pièces soigneusement gardées dans des housses, si possible au frais pendant les saisons chaudes. Le renouvellement de la mode, l’enchaînement des tendances lancées par les grandes chaînes de fast fashion (H&M, Zara, etc.) ont aussi affecté cette discipline artisanale qui requiert plusieurs semaines pour fabriquer un manteau.
Diversifier et associer les matières
Quant au désir de sobriété – antinomique de celui de fourrure –, il s’est développé sur un terreau fertile : une crise financière depuis 2008, une France plongée dans un climat social pesant et, même si les acteurs le nient, des campagnes antifourrure particulièrement agressives pendant les années 1990 qui ont laissé des traces. « Les femmes aujourd’hui n’y connaissent quasiment rien en peaux alors qu’avant, nous avions des clientes qui étaient presque plus professionnelles que nous ! Elles identifiaient, au toucher, les animaux, les pelletiers… », rappelle Nathan Sprung.
Comment donc moderniser la fourrure ? En l’associant en douceur à d’autres matières plus « politiquement correctes » et moins chères (le cachemire, la peau lainée ou le cuir) pour confectionner des manteaux que l’on porte sans chichis. « On essaie de créer un univers de technicité et de produits innovants, fait remarquer Thomas Salomon. Beaucoup de fourreurs ont fermé boutique parce qu’ils étaient restés sur un produit sans aucune recherche. Chez Yves Salomon, nous avons une valeur ajoutée que d’autres n’ont pas : une équipe de designers et stylistes qui pensent aux nouvelles manières d’utiliser la fourrure, aux patronages, aux mélanges. C’est là qu’on investit notre argent.»
Dans le studio de création d’Yves Salomon, le ”mood board” ou tableau d’inspiration pour la prochaine collection.
Comme une véritable marque de prêt-à-porter de luxe, ce qu’elle veut devenir sur le long terme, Yves Salomon a son studio de création, officiant pour ses propres marques comme pour les maisons de luxe avec lesquelles il collabore (Jean Paul Gaultier, Sonia Rykiel, Louis Vuitton, etc.). La marque française n’est pas la seule à avoir pris cette direction, toute l’industrie mondiale de la fourrure va dans le sens du rajeunissement et de la création.
Saga Furs, le marchand de peaux finlandais, organise une compétition de design avec le London College of Fashion, fournissant la matière première et demandant aux étudiants d’inventer des pièces. Le concours de création de la British Fur Trade Association a vu ses demandes d’inscription augmenter de 50 % cette année, selon les informations données par son directeur au site britannique The Business of Fashion. L’International Fur Trade Federation a, elle aussi, sa compétition de jeunes talents. Autant d’événements que les associations antifourrure dénoncent comme des entreprises de lavage de cerveau des créateurs de demain.
Changement de lignes
Pour rafraîchir leur offre, Yves Salomon et Sprung Frères développent des lignes à la fois plus pointues et plus accessibles. Yves Salomon lance ainsi Meteo, mais aussi une gamme de parkas sous le nom Army, et une collaboration avec le concept store américain branché, Opening Ceremony. Sprung Frères introduit de son côté 32 Paradis, avec la styliste Valentine Dufour, et a inauguré il y a cinq ans une collection capsule baptisée « Plume », dynamique, colorée, graphique ; un « test mode », selon Nathan Sprung, qui a si bien fonctionné que, dès le 1er janvier 2016, elle fusionnera avec la marque principale Sprung Frères pour devenir Sprung (pièces à partir de 1000 euros). « Nous allons ouvrir une boutique amirale à Paris puis développer l’international, notamment le Japon et la Corée », explique Nathan Sprung. Ces lignes sont fabriquées avec des peaux moins onéreuses (lapin, agneau, etc.), pas toujours en Europe, et vendues dans les multimarques « cool » du monde entier, pour séduire une clientèle plus moderne.
« Bien sûr, les vêtements sont de véritables peaux, mais on ne veut pas que les gens aient le sentiment d’entrer chez un fourreur traditionnel. Nous créons une ambiance de boutique de créateur. Nous sommes une référence au niveau de la fourrure mais nous intégrons la marque Yves Salomon dans un univers de prêt-à-porter », explique Thomas Salomon, dont la marque présente désormais ses collections lors de la Fashion Week parisienne, développe des campagnes publicitaires et planche sur une ligne de baskets. Une vision qui peut être rapprochée de la maison italienne Fendi, fondée en 1925 avec l’étiquette d’un grand fourreur et devenue, depuis le lancement de sa ligne de prêt-à-porter en 1975 sous la direction de Karl Lagerfeld, une maison de mode comme une autre.
La diversification de ses activités a été si efficace, particulièrement grâce à son sac à main Peekaboo, que l’an dernier, Fendi a organisé un fastueux défilé « Haute Fourrure » pendant la semaine de la couture à Paris, histoire de rappeler à tout le monde… ses origines oubliées. Pour Francine Sprung, il n’est cependant pas question d’aller jusque-là, « malgré tout, nous ne nous considérons pas comme une maison de prêt-à-porter, notre vraie crédibilité est sur la fourrure et la peau. C’est sur ça que l’on souhaite capitaliser. Notre ADN est celui d’un fourreur, et si cela sonne un peu poussiéreux pour certains, à nous de le dépoussiérer sans renier notre héritage ».