La plume et le bâillon. Par Mohammed Ennaji
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Supposons qu’à bout de nerfs, notre gouvernement décide de mettre fin, radicalement, à la contestation. Quoi de mieux pour imposer le silence aux enfants de ce pays, que de les bâillonner. Ce serait efficace et certainement spectaculaire. Imaginons un peuple bâillonné, vaquant en silence à ses occupations sans importuner personne. Une sacrée bénédiction pour les gouvernants ! Mais cela aurait un coût, évidemment, et causerait un scandale au niveau national et international ; il serait à l’origine de chaînes interminables de solidarité contre le bâillon. La tension va monter, l’autorité serait obligée de justifier, puis de réprimer, et risquerait de gaspiller sa légitimité pour silence imposé par contrainte corporelle.
Et puis, à supposer qu’on puisse bâillonner sans accrocs un peuple intelligent, celui-ci trouvera, à n’en pas douter, les moyens de s’exprimer. À la manière du braille pour les malvoyants, il inventera un langage approprié à ses bâillons pour communiquer ses revendications. Il écrira, non seulement des slogans simplistes et éphémères, mais des textes profonds et critiques dévoilant le mensonge et l’hypocrisie, des manifestes lumineux contre la peur, la spoliation, la corruption et la bêtise ; il rédigera des poèmes magnifiques et composera une musique propre à mobiliser massivement les foules contre l’oppression. Malgré le silence, il concevra de nouvelles stratégies de révolte. Et il sera dès lors un problème insoluble pour le gouvernement, une épine douloureuse dans les pieds. Celui-ci surenchérira dans la répression. Il ajoutera au bâillon la baïonnette, ouvrira des prisons secrètes pour mieux préserver le silence dont il est friand, et, excédé, finira par tirer sur une foule bâillonnée mais éloquente, tenue en joue mais intraitable.
Le scénario qui appelle une vigilance au jour le jour, serait, à la longue, tragique et sans issue. Aussi il y a une solution plus simple et moins coûteuse, plus sûre et moins choquante. Elle a, par surcroît, un coût nul au niveau sécuritaire. Elle consiste, tout bonnement, à dévitaliser l’école, à la décérébrer, à la tuer intellectuellement tout en maintenant debout ses bâtisses. C’est un désinvestissement humain à long terme, qui ne manque pas de donner le résultat escompté : poser les fondations de l’inculture. Un suicide pour un pays certes, mais quand un gouvernement n’a cure d’avenir il ne s’en retrouve pas moins débarrassé de l’intelligence, de la créativité, de l’imagination des enfants du peuple et des remises en question qui vont avec. Il peut se consacrer tranquillement à ses affaires et aux soins qu’il prodigue aux siens. Il n’aura plus besoin de vigiles dans les relais majeurs de l’expression, ni à la radio ni à la télévision, ni même au Parlement. Il n’y a plus de raison ; la parole intègre et engagée, innovante et courageuse n’existe plus. On n’a plus besoin de l’étouffer. La subversion créatrice en devient une bizarrerie. Le gouvernement aura banni, dans cette perspective, la contradiction et nettoyé les cerveaux. Et il aura en face de lui des élus dénués d’intelligence, d’intégrité et de projets d’avenir, mais plein aux as et affirmatifs à tout propos. Ils ne débattront que de leurs projets, de leurs fermes, de leurs usines et de leurs bazars. L’analphabétisme fera des ravages, il laissera la porte ouverte à la corruption et à l’abus de pouvoir, il chantera la louange de l’obscurantisme et du conservatisme. Le temps sera propice aux bavardages des salons qui dérouleront le tapis rouge à ceux que Balzac surnommait, quelque part, les eunuques de la pensée : tous ces communicants, artistes et autres lettrés de circonstance, opérant dans l’urgence pour épater la galerie et chanter la louange des ci-devant, avant que l’histoire ne reprenne ses droits.
On fera alors l’économie des prisons et des bâillComme disait Jaques le fataliste c’était dans l’ordre des choses d’interdire, détruire l’école ne suffit plus :
La plume et le bâillon,
Supposons qu’à bout de nerfs, notre gouvernement décide de mettre fin, radicalement, à la contestation. Quoi de mieux pour imposer le silence aux enfants de ce pays, que de les bâillonner. Ce serait efficace et certainement spectaculaire. Imaginons un peuple bâillonné, vaquant en silence à ses occupations sans importuner personne. Une sacrée bénédiction pour les gouvernants ! Mais cela aurait un coût, évidemment, et causerait un scandale au niveau national et international ; il serait à l’origine de chaînes interminables de solidarité contre le bâillon. La tension va monter, l’autorité serait obligée de justifier, puis de réprimer, et risquerait de gaspiller sa légitimité pour silence imposé par contrainte corporelle.
Et puis, à supposer qu’on puisse bâillonner sans accrocs un peuple intelligent, celui-ci trouvera, à n’en pas douter, les moyens de s’exprimer. À la manière du braille pour les malvoyants, il inventera un langage approprié à ses bâillons pour communiquer ses revendications. Il écrira, non seulement des slogans simplistes et éphémères, mais des textes profonds et critiques dévoilant le mensonge et l’hypocrisie, des manifestes lumineux contre la peur, la spoliation, la corruption et la bêtise ; il rédigera des poèmes magnifiques et composera une musique propre à mobiliser massivement les foules contre l’oppression. Malgré le silence, il concevra de nouvelles stratégies de révolte. Et il sera dès lors un problème insoluble pour le gouvernement, une épine douloureuse dans les pieds. Celui-ci surenchérira dans la répression. Il ajoutera au bâillon la baïonnette, ouvrira des prisons secrètes pour mieux préserver le silence dont il est friand, et, excédé, finira par tirer sur une foule bâillonnée mais éloquente, tenue en joue mais intraitable.
Le scénario qui appelle une vigilance au jour le jour, serait, à la longue, tragique et sans issue. Aussi il y a une solution plus simple et moins coûteuse, plus sûre et moins choquante. Elle a, par surcroît, un coût nul au niveau sécuritaire. Elle consiste, tout bonnement, à dévitaliser l’école, à la décérébrer, à la tuer intellectuellement tout en maintenant debout ses bâtisses. C’est un désinvestissement humain à long terme, qui ne manque pas de donner le résultat escompté : poser les fondations de l’inculture. Un suicide pour un pays certes, mais quand un gouvernement n’a cure d’avenir il ne s’en retrouve pas moins débarrassé de l’intelligence, de la créativité, de l’imagination des enfants du peuple et des remises en question qui vont avec. Il peut se consacrer tranquillement à ses affaires et aux soins qu’il prodigue aux siens. Il n’aura plus besoin de vigiles dans les relais majeurs de l’expression, ni à la radio ni à la télévision, ni même au Parlement. Il n’y a plus de raison ; la parole intègre et engagée, innovante et courageuse n’existe plus. On n’a plus besoin de l’étouffer. La subversion créatrice en devient une bizarrerie. Le gouvernement aura banni, dans cette perspective, la contradiction et nettoyé les cerveaux. Et il aura en face de lui des élus dénués d’intelligence, d’intégrité et de projets d’avenir, mais plein aux as et affirmatifs à tout propos. Ils ne débattront que de leurs projets, de leurs fermes, de leurs usines et de leurs bazars. L’analphabétisme fera des ravages, il laissera la porte ouverte à la corruption et à l’abus de pouvoir, il chantera la louange de l’obscurantisme et du conservatisme. Le temps sera propice aux bavardages des salons qui dérouleront le tapis rouge à ceux que Balzac surnommait, quelque part, les eunuques de la pensée : tous ces communicants, artistes et autres lettrés de circonstance, opérant dans l’urgence pour épater la galerie et chanter la louange des ci-devant, avant que l’histoire ne reprenne ses droits.
On fera alors l’économie des prisons et des bâillons. Et le gouvernement se la coulera douce dans ses salons dorés. Il pourra même se consacrer à vanter sa politique des droits de l’homme. Personne ne lui reprochera de vive voix le silence mortel qu’il impose au pays. Circulez, il n’y a rien à voir ! En assassinant l’école, nos gouvernants ont réussi ce pari : bâillonner ferme sans recourir au bâillon ! Il nous faut leur reconnaître ce coup de génie. Chapeau !
Ils ont chassé de notre terre l’intelligence. Ils ont brisé les aspirations, terni la fougue et les passions de notre jeunesse ; ils ont adopté la politique de la matière grise brûlée pour jouir, comme bon leur semble, de leurs apanages. Il n’y a plus de création, plus d’innovation, plus de rêve. L’agitation tient lieu de musique, le bavardage de théâtre, le clinquant de création, le radotage d’analyse politique. Nous sommes de plain-pied dans l’ère de la culture entravée.
in « le Maroc en mouvement »ons. Et le gouvernement se la coulera douce dans ses salons dorés. Il pourra même se consacrer à vanter sa politique des droits de l’homme. Personne ne lui reprochera de vive voix le silence mortel qu’il impose au pays. Circulez, il n’y a rien à voir ! En assassinant l’école, nos gouvernants ont réussi ce pari : bâillonner ferme sans recourir au bâillon ! Il nous faut leur reconnaître ce coup de génie. Chapeau !
Ils ont chassé de notre terre l’intelligence. Ils ont brisé les aspirations, terni la fougue et les passions de notre jeunesse ; ils ont adopté la politique de la matière grise brûlée pour jouir, comme bon leur semble, de leurs apanages. Il n’y a plus de création, plus d’innovation, plus de rêve. L’agitation tient lieu de musique, le bavardage de théâtre, le clinquant de création, le radotage d’analyse politique. Nous sommes de plain-pied dans l’ère de la culture entravée.
in « le Maroc en mouvement », Par Mohamed Ennaji, Ed Actuel, 2007.