Les champions de l’ingratitude, par Lotfi Akalay

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C’était le bon temps. Quand je faisais mon entrée triomphale dans le stade, les spectateurs se tenaient debout comme un seul homme sur les gradins. Une immense clameur montait vers le ciel, cent mille regards convergeaient vers moi, moi ! moi ! moi ! Le roi du ballon rond !

Aujourd’hui, j’ai toujours le ballon, mais pas un rond.

Ah, la gloire ! Elle ne dure pas plus longtemps qu’un chauffe-eau Made in Morroco. Les admirateurs se bousculaient pour être pris en photo en ma compagnie, les généraux, les diplomates, et les ministres m’invitaient à leur table et me contemplaient, les yeux larmoyants de reconnaissance parce que je daignais manger leur carré d’agneau aux truffes blanches. J’aurais mieux fait d’en avaler davantage, maintenant que j’y pense. Brillant avant-centre, j’étais un redoutable buteur alors qu’à présent, mon seul but est de parvenir à boucler les fins de mois.

C’était moi, l’attaquant le plus efficace, je fonçais comme un sloughi et, sous une bourrasque de vivats hystériques, je shootais avec une force à crever le filet. Miam, j’en prendrais volontiers un, de préférence au poivre vert, recouvert d’émincés de champignons, nappé d’une sauce onctueuse, à la place des pois chiches et des lentilles qui garnissent pitoyablement mon assiette chaque jour.
L’autre jour, en traversant en diagonale le boulevard Mohamed V, j’ai été rudement apostrophé par un chabakouni parce que j’avais osé piétiner le gazon. Me dire ça à moi, le prince de la pelouse des années 1950, quelle déchéance ! Au prix où sont les cigarettes, j’ai cessé de fumer par crainte d’attraper le cancer du portefeuille.

Rendez-vous compte, un paquet de Marlboro Light coûte autant qu’un poulet de trois livres ! Foie et gésier compris.
J’aurais vécu dignement s’il existait une caisse de retraite pour les sportifs. Si seulement j’étais le seul à être tombé si bas, mais non !

Il y a les Tibari, Bettach, Chtouky, El Khmiri, Zhar, Khalfi, Cassita, Bzioui, Tunsi, Kharbach et tant d’autres, tous footballeurs talentueux et infatigables ambassadeurs de leur pays qui ont hissé très haut l’étendard du Maroc. Ils ont tout donné à la gloire de leur pays, et qu’est-ce que leur pays leur a offert en retour ? Peanuts … sans huètes !
Certains auront peut-être droit à des louanges à titre posthume, mais le posthume ne nourrit que les fantômes enveloppés dans leur bière, sans alcool hélas. Combien sont-ils à vivoter dans l’indigence, l’oubli, la solitude et l’enfermement ?

Lahcen Chicha, le géant de notre football des années 1940 et 50 est mort à Agadir dans la misère avec l’alcool pour unique soutien, Larbi Ben Barek, la Perle Noire, applaudi partout dans le monde, disparu lui aussi. On a trouvé son cadavre bien après sa mort, au milieu de ses trophées poussiéreux dans le taudis qui lui servait de logement. Il nous reste le champion Hassan Akesbi, l’un des meilleurs buteurs de France.

Il fit les beaux jours de Nîmes, Reims et Monaco, mais en 1985, il survit à la limite du besoin. S’il fut jadis notre fierté, il est aujourd’hui notre honte.
Le premier champion olympique de notre histoire s’appelle Abdeslam Radi ; il avait obtenu la médaille d’argent au marathon des Jeux Olympiques de Rome en 1962. Trente ans après cet exploit, il est gardien de voiture à Fès. S’il compte sur vous, il peut courir car tout ceci porte un nom : l’ingratitude nationale.

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