Qui convainc ? Et de quoi ?

Les orateurs de qualité sont rares. Le plus grand nombre se divise en deux catégories. La première ne transmet que des « contenus » sans idées. Elle ne produit pas de sentiments, c’est pourquoi on croirait ses orateurs sans idées. La seconde au contraire en produit. Mais ses orateurs mettent tellement en scène leur conviction et leur envie de convaincre qu’on comprend mal ce dont ils veulent convaincre. Les premiers nous endorment, les seconds nous fatiguent. On ne les écoute tous que parce que l’institution qu’ils représentent sans l’incarner nous l’impose. C’est le moyen d’éviter les mauvaises notes ou de préserver ses intérêts financiers. Ils gardent leurs idées. Après leurs discours, nous restons avec les nôtres.
Les publics ne se formalisent plus. L’insuffisance des orateurs est la norme. Quand les comédiens sont insuffisants, les mêmes publics ne manquent pas de critiquer. Mais pour les comédiens, la norme est d’être à la hauteur. Pour les orateurs, elle est de ne pas l’être. A telle enseigne que l’orateur qui l’est est pris pour un dieu. Celui-là seul transmet des idées et convainc. Comment fait-il ?
Dans son jeu, le comédien ne fait pas sentir le bien qu’il pense de l’auteur, ni son envie de nous en convaincre. On ne s’en plaint pas. Il se contente de faire sonner le texte de l’auteur, et c’est l’auteur qui convainc. Dans son livre Comédie française, Fabrice Luchini écrit : « Les grands universitaires peuvent éclairer le texte de leur science mais l’exécutant ne peut pas être comme eux. Ce n’est pas par racisme, mais l’exécutant doit être bête. »
Dans la parole en public, qui est l’auteur du texte ? Si l’orateur s’est essayé à l’écrire, c’est par manque de confiance en lui-même et en son public. Il ne croit pas que le texte puisse naître de leur rencontre. Alors il se prend pour un auteur. Hélas, sa charge est ailleurs. Qu’il entre en scène avec en tête l’idée qu’il va transmettre, la ferme intention de la transmettre, et rien d’autre. Tout au plus un plan, mais pas de texte. Sa charge est alors de mettre en réseau son cerveau avec les cerveaux de son public. C’est une technique physique consciente à laquelle il s’est entraîné, qui implique ses yeux, ses oreilles et sa posture. De ce réseau construit surgira dans son cerveau l’intuition des premiers mots et des suivants, jusqu’aux derniers. Il n’aura plus qu’à les vocaliser quand ils arriveront à sa conscience. C’est aussi une technique, à laquelle il s’est entraîné, qui fait surgir le sentiment.
Au théâtre, le génie est toujours celui d’une seule personne : l’auteur dramatique qui a écrit le texte bien avant la représentation. Au théâtre inversé de la parole en public, le génie naît toujours du collectif. C’est lui qui écrit le texte dans le cerveau de l’orateur, en piochant dans le vocabulaire disponible qu’il y trouve. Il le fait pendant la présentation, comment pourrait-il en être autrement ? Il est le seul auteur.
L’orateur est si peu l’auteur du texte qu’en le disant il va de surprise en surprise, le découvrant comme le public le découvre, épaté comme lui de la découverte. Comme le dirait Fabrice Luchini, il se contente « bêtement » de dire.
L’orateur ne doit pas se penser comme l’auteur de ses paroles. Il n’en est que le coauteur, comme n’importe quel membre du public. Quant à ce dernier, promu coauteur du discours par le travail de l’orateur, il le cosigne. C’est ainsi qu’il se convainc de l’idée que l’orateur voulait lui transmettre.
Redisons-le, dans notre vie publique, les orateurs de qualité sont rares. C’est dire si le public fait souvent semblant d’être convaincu.